Habiter l'instable
Texte d’introduction pour l’exposition « HABITER L’INSTABLE » d’Elsa Noyons, à l’ADAGP, aout 2024
Habiter l’instable
« Ce projet a commencé à germer alors que les restrictions sanitaires nous contraignaient de rester chez nous. » Il a pris racine entre les murs étroits de l’appartement d’Elsa Noyons, dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, nourri par un sentiment d’enfermement alors collectivement partagé. Il a puisé sa vitalité et sa force politique dans ce besoin d’air, dans les paysages mentaux de l’artiste – lieux refuges, lieux sources, lieux ouverts sur l’extérieur, comme sur les autres - et dans l’urgence de préserver l’amour de la vie. Il a donc poussé ainsi : à l’occasion d’une pandémie, dans l’essoufflement des rues parisiennes, au milieu des mots habitat, espace intime, commun, solidarité, dehors ou isolement. Et puis, à lueur de la vie retrouvée, d’une ville retrouvée aussi, avec laquelle il était devenu temps de renouer – à la faveur de l’eau, du vent, des oiseaux du large et des jardins partagés de Marseille – il est devenu cabane.
Ultra moderne solitude
« Elle sera faite de bambous et recouverte de tissus en guise de protection avec l’extérieur. À l’intérieur il y aura un lit de camp intégré à la structure et une table. Ce lieu sera démontable et facilement transportable. Il serait l’occasion d’habiter { tour à tour et à plusieurs } temporairement des espaces naturels à proximité de la ville où nous n’avons pas l’habitude de dormir, pour écouter et ressentir autrement notre environnement. »
Cette cabane, sous ses airs tendres et naïfs, s’est bâtie dans les angles morts du capitalisme. Dans le contexte – suffocant - d’uberisation et d’airbnbisation de notre quotidien, la marchandisation, la « renta » et l’industrialisation à outrance se sont insidieusement logées dans nos gestes les plus simples et les plus spontanés : parler, rencontrer, cuisiner, héberger. Et avec eux le sordide et la solitude. Imaginer un abri itinérant et collectif, c’était alors poser la question de l’accueil, et affirmer le désir d’une résurgence urgente du lien social fragilisé, c’était imposer une relecture de la frontière du dedans et du dehors, de l’idée même du chez-soi.
Créer le nid, le refuge pour accueillir l’autre gracieusement ; façonner des objets qui nous ressemblent, intimes et collectifs, puis les partager ; échanger son logement comme des idées ; s’approprier un espace créé par un.e autre : une cabane surmontée d’un ciel multicolore, qui vibre de nouvelles promesses et dessine d’autres futurs, pensés librement et à plusieurs. Car Elsa Noyons est avant tout artiste. Ainsi, ce n’est pas seulement le fait de penser d’autres façons d’habiter le monde qui l’anime, mais aussi la manière de les dire, de les raconter. Et de construire pour cela des récits polymorphes et polyphoniques : « Ce sera aussi le prétexte d’inviter d’autres personnes, chercheurs chercheuses, artistes, explorateurices, nomades ou simples curieux.ses à venir y séjourner et y laisser une trace simple de leur passage, témoignant de leur expérience.». Une trace simple : des idées à même la terre, des pensées qui viennent par à-coups et se logent dans ce réceptacle ouvert sur le monde, ce monde extérieur qui s’invite. Des phrases qui se forment dans la nuit, capables de résonner avec la vie, d’en élargir sa manifestation, et de donner la parole à d’autres que les humains – écouter, à la manière des enfants et des poètes, ce que les arbres, l’eau, les pierres et les oiseaux ont à nous raconter - et par là-même étendre nos espaces habités, inhabités, et leur résilience. Un refuge non pas pour fuir ni se retirer du monde ou s’en isoler mais pour lui faire face, à plusieurs, autrement. Un art en prise avec le sensible tout entier : une nécessité contemporaine.
Habiter le mouvement
Cette cabane qui, à une lettre près, pourrait être la chambre d’un bateau - habitat des passagers, des voyageurs, de l’étranger – laisse, comme le sillage du marin, une emprunte fugace sur notre environnement. Il s’agit de se fondre dans le décor de ces toiles joyeuses, et lui-même dans celui du dehors, d’éprouver nos corps dans un contexte qui les questionne. Loin du seul plaisir régressif de l’enfant, ou d’un pastiche à la Thoreau qui feindrait une vie solitaire au grand air, le refuge d’Elsa Noyons se fait outil d’arpentage, d’observation critique, et point d’émergence de pensées sensibles. Étendard de nos interdépendances aussi, comme toute architecture vernaculaire, des liens qui se tissent bon gré mal gré entre des hommes et des femmes, entre des vivants et des objets, entre des savoir-faire et des idées, entre des valeurs et des sensibilités.
Le vernaculaire d’Elsa se sont ici ses tissus, ses couleurs, ses amis, sa joie – joie foraine que l’on pourrait s’imaginer, à construire cette cabane - ce qui enveloppe son territoire à elle, sa manière d’habiter. La structure, avec son toit souple qui respire avec tout le milieu, renvoie à celle du campement, à l’habitat ante-sédentarisation, et aux populations encore aujourd’hui en mouvement. Le toit et les murs sont mous, flous : ils cachent, ils dissimulent, ils gardent secret mais c’est à peine s’ils protègent. Cette tente renvoie tantôt à l’abri poétique des nuits au grand air – celui des aventuriers, des adeptes de l’outdoor ou des partisans de la sobriété – tantôt aux silhouettes anonymes qui se dressent dans nos villes avec leurs lots d’inconnu et d’infortune – ce sont les camps de refugié.es, les campements de roms – ou encore aux cabanes militantes qui s’érigent sur les ZAD, puisant leurs forces dans l’espoir et la conviction.
« Nomades, guerriers, errants, explorateurs, travailleurs de chantiers, saisonniers, scientifiques, saltim-banques, envahisseurs, pèlerins ou migrants, et bien sûr réfugiés ou déplacés internes, les « populations en mouvement » qui ont adopté et adoptent encore le campement comme habitation, sont bien plus diverses qu’on ne l’imagine. Symbole d’un mode de vie différent, associé à deux figures majeures du monde contemporain : l’étranger et la mobilité, le campement fascine autant qu’il inquiète. En tant qu’exception nomade, il incarne le paysage visible, accessible voire fréquentable d’une altérité quelconque : sociale dans le cas des campements d’infortunés, de sans-abri, ou de travailleurs en déplacement ; ethnique dans le cas des campements de « Roms » ou de « nomades touaregs» ; politique, institutionnelle voire identitaire dans le cas des camps militaires ou des camps de réfugiés. Mais dans tous les cas, cette altérité prend la forme d’un espace à part, d’une extraterritorialité. Sa faible empreinte sur le sol fait du campement une manière de présence au monde éphémère, précaire, voire secrète, qui intéresse, pour des raisons très diverses, le militaire, le migrant, l’explorateur ou le colon.»
Habiter le mouvement. L’exception nomade. Michel Agier anthropologue, directeur d’études à l’EHESS
Le campement est précaire, le campement est ouvert, le campement est fait de ce qu’on trouve. Il est cet espace qui se place en marge de l’ordinaire, qui tranche avec notre normalité, et appelle de nouveaux imaginaires. Chez Elsa Noyons, il parle sans doute aussi du besoin d’installer quelque part sur la terre ce que l’on a rêvé. Il est sa zone à défendre à elle, qui s’installe partout aux abords de la ville : sur les sols asphyxiés, les landes saccagées, sur les terres cultivées, les tiers-paysages oubliés, les friches aménagées, les jardins perdus ou ceux que l’on a choyés. C’est une affaire de reterrestration : planter des cabanes comme on plante des arbres, et au milieu d’elles, au milieu d’eux, écouter ce qui se murmure dehors, ce qui respire ou cherche encore à respirer.
Le sens de la merveille
Dans une correspondance avec Freud, Romain Rolland nomme « sentiment océanique » cette sensation, rare et fulgurante, d’un coup, de ne faire qu’un avec l’univers. Le psychanalyste précise l’idée et la caractérise par un état psychopathologique où « la délimitation d’une frontière entre le Moi et le monde devient incertaine ». Chez la scientifique et écologiste Rachel Carson, cette faculté d’écoute et d’observation du monde et des interrelations qui s’y manifestent est définie comme « le sens de la merveille ». Emmanuel Coccia quant à lui rappellerait que nous habitons des espaces moins que des climats.
Ce qui se joue ici, qu’importent les formules, est un rapport au monde engagé, qui vise à remettre en question la vision binaire nature – culture ; c’est une rencontre avec le paysage, non entendu dans son sens esthétique, mais plutôt dans son sens holistique, qui conscientise l’ensemble de la vie, des éléments qui le peuplent et qui embrasse le désir de s’y lier vraiment ; c’est comme Hubert Reeves le formulerait « l’univers qui prend conscience de lui-même ».
Dans cette cabane en marge de la ville, offerte à la nuit et ouverte aux quatre vents, l’extérieur s’engouffre avec son lot d’odeurs, de bruits, de peurs et de poésies, son lot de silences et son monde invisible aussi, il s’engouffre jusque dans nos corps alertes et réceptifs qui frissonnent, se tendent ou au contraire s’ouvrent, se dilatent, en tout cas s’animent – au sens littéral d’ « animare », donner le souffle, la vie : autant que ressentis et d’émotions – et cette fois c’est Harmut Rosa qui nous rappellerait que « e-movere » est le mouvement vers l’extérieur, la réponse à une voix qui s’adresse à nous – émotions donc, qui nous rappellent que l’on est jamais seul.e, que l’on vit avec et au travers du dehors, au travers d’ailleurs et d’autres : je suis le milieu, je suis à la fois naturel.le et culturel.le. Alors, dans cette respiration du corps avec le milieu, la cabane d’Elsa Noyons se fait réceptacle d’une lutte contre l’individualisme et pour l’expérience de la vitalité, elle se fait témoin de cette porosité toute entière.
Faire l’expérience de s’y loger et de s’y déstabiliser c’est être prêt à questionner nos habitudes - de consommation, de confort, et d’écoute – et se rappeler que d’autres rapports aux autres, à l’alimentation et à l’environnement sont possibles, en marge des structures productives de la ville. C’est revenir, ensuite, à l’espace urbain avec un peu de force vitale en plus, une façon autre de respirer et de solliciter nos sens, une conscience peut-être nouvelle de l’autre, du monde muet aussi et de celui qui s’anime en silence partout, au bord de nos villes.
Nous n’aurons de cesse d’explorer
Et la fin de toutes nos explorations
Sera de revenir à l’endroit d’où nous sommes partis
Et de connaître le lieu pour la première fois.
(Thomas Stearns Eliot)
C’est peut-être habiter moins mais mieux, et lutter ainsi.